22/06/2009
Le déserteur
Histoire d’une chanson « Le déserteur »
Hier, 21 Juin 2009, dans Vivement Dimanche avec Juliette Gréco à l'honneur, Michel Drucker fait une petite digression sur Boris Vian et "Le déserteur" et dans une approximation assez désinvolte, il explique que Boris Vian a réécrit quelques lignes de la chanson pour qu'elle puisse passer en radio...
Suggérons à Drucker de mieux choisir les collaborateurs qui le documentent, car si sa mémoire a des éclipses, il est notoirement connu que cette chanson est l'archétype de la chanson interdite de diffusion radio, et de vente (l'éditeur Salabert a dû retirer les petits formats des magasins) et ce, de 1954 à 1962. Sans faire un développement exhaustif, préciser que c'est Mouloudji qui l'a créée n'aurait pas été superflu.
Cette chanson donne toujours lieu à des commentaires d’autant plus animés que 54 ans après sa création, la légende s’enrichit, ou se déforme selon les témoignages et les interprétations qui en sont faites. En particulier sur les variations et modifications du texte initial, donc revoyons les faits
- Fevrier 1954 : Boris Vian écrit la base du texte qui deviendra "Le déserteur" sur une nappe de restaurant. Dans les variantes* qu'il a ébauchées, une première version émerge, « Monsieur le Président.... qui se termine par « ... que j’aurai une arme et que je sais tirer » qu'il propose à tous les chanteurs du moment, ou presque. Refus de la chanson, pour des raisons diverses, certains ont déjà des chansons antimilitaristes dans leur répertoire, d’autres refusent l’idée de la désertion, d’autres ont d’autres raisons . Seul Mouloudji accepte, mais il en discute certains points avec Boris Vian, ils sont très copains ; d’une part, Mouloudji est résolument pacifiste, il n’a jamais tenu un fusil de sa vie, et la fin le met en porte à faux avec ce qu’il est, d’autre part, dans le contexte de la guerre froide USA-URSS, il lui semble opportun d’élargir le débat. Réponse de Vian « mais c’est toi qui chantes Moulou, tu fais comme tu veux » et en accord avec Mouloudji, il réécrit le début et la fin, dans une version qu’il enregistrera en version mixte : « Monsieur le Président, » et avec la fin « que je n’aurai pas d’armes »
- Mouloudji interprète « Le déserteur » le jour de la défaite de Dien Bien Phu, pur hasard, il apprendra la nouvelle le lendemain.
(Pour mémoire : tous les experts de toutes les armées du monde étaient d’accord sur un point, Dien Bien Phu (Muong Tanh) est un camp inexpugnable, car inaccessible aux véhicules blindés, chars, canons et autres fourbis militaires. Personne n’avait pensé à la possibilité de démonter tout l’armement, de l’acheminer sur des vélos, dans des sentiers de brousse invisibles du ciel, et d’installer sur les collines une ceinture de pièces de tir. Seuls les aviateurs avaient fait une réserve sur la position en cuvette, mais comme elle était en principe inexpugnable, on les a renvoyés à leurs machines volantes.
C’est donc un camouflet pour toutes les armées, surtout l’armée française ( uniquement des soldats de métier), que cette journée du 7 Mai 1954, la guerre du Tonkin prend fin, et celle du Viet-Nam commence...
De plus, avec la fin de la guerre d’Indochine, on voit arriver quelques mois plus tard le début de celle d’Algérie. Avec la mobilisation du contingent qui va sensibiliser les français, les p’tits gars d’chez nous expédiés dans un département français pour cause « d’évènements », ça passe mal. Et c’est un chanteur nommé Marcel Mouloudji qui envoie Le déserteur dans les bacs à disques !
Le scandale est de taille, censure immédiate sur les radios, disque interdit à la vente. Pourtant en quelques mois, cette chanson est connue de tous les français. Parce que le tissu associatif, syndical, est très actif, et s’il n’y a pas de Zénith ou d’Olympia pour inviter Moulou, il y a les Maisons du peuple, les salles genre Mutualité, qui relaient efficacement ce qu’on n’entend pas à la radio, TSF pas encore transistor.
Toute la jeunesse française va chanter « le déserteur » dans la « version Mouloudji », que Vian enregistrera d’ailleurs, ce qui tend à démontrer qu’il avait avalisé cette version. Et puis, je ne suis pas certain que Vian ait tenu absolument à imposer la version agressive, lisez le texte, on a un mec qui va prêcher la paix sur les routes de France, inciter les gens à refuser la violence, et il aurait un fusil pour tirer sur les gendarmes ... ? ça me trouble un peu, il y a un hiatus que je ne comprends pas, provocation diront certains... Peut-être. Mais c’est une sorte d’option terroriste qui semble ne pas coller avec le personnage de la chanson. Cela dit, vu des années 2000, la glose est facile, en 1954, on est à 10 ans de la fin de la guerre, de la résistance, avec certains policiers collabos, on peut imaginer qu’un fusil était un argument obligé dans les discussions.
Mais ce n’était pas l’option de Mouloudji, le fusil. Et quand 10 ans plus tard en 1965-66, un chanteur reprend « Le déserteur » ‘version avec fusil, c’est un peu facile de reprocher à « un certain » d’avoir trahi Vian. Reggiani réitérera ce propos en 1998 ou 1999, Vian et Mouloudji n’étant plus là pour préciser les choses, et le contexte de la première version.
Et c’était en 1954 qu’il fallait y aller en front de scène, pas en 1964.
Parmi les nombreux interprètes qui ont choisi de mettre « le déserteur » à leur répertoire, bravo à Peter Paul and Mary (les premiers aux USA), à Joan Baez et à ces américains qui la chantaient pendant la guerre au Viet Nam, ils chantaient aux USA, pas sur les Champs Elysées**, où c’est plus facile de crier Paix au Viet Nam qu'à Washington.
Pour ce qui est des choix à faire dans ce genre de situation, on peut réfléchir à ce que disait il y a 2 ou 3 ans un des derniers poilus de 14-18,
Devant moi, il y avait les allemands, derrière moi, il y avait ma famille, qu’est-ce que je pouvais faire ? vous croyez que j’avais le choix ??
Et pour finir en chanson, « la guerre va chanter » de Guy Béart sera un écho tout à fait en accord avec la parole du poilu de 14-18.
La guerre va chanter ses hymnes de colère
Moi je ne chanterai ni tout haut ni tout bas
Les mots d’amour ici sont de haine là-bas
J’attendrai ton retour, Il pleut il pleut bergère
Sont des chants de combats repris par mille voix
....
La guerre va finir aux nouvelles dernières
Même si la victoire éclate sur mon seuil
En musiques de joie en drapeaux crève l’œil
Elle est toujours perdue toujours perdue la guerre
Le jour de gloire est là et c’est mon jour de deuil
Mais quand je vois venir déguisés en colombes
Et la musique en tête une bande d’exaltés
Pour ne pas vivre esclave il faudra bien lutter
J’irai jusqu’à brandir le fusil ou la bombe
En chantant avec vous vive la liberté.
Quelques notes biographiques sur Mouloudji
Un des artistes les plus attachants de sa génération, dont la modestie chronique a été sans doute le handicap majeur pour faire « vedette ». Adolescent, il est accueilli par la bande à Prévert; grâce à Sylvain Itkine, metteur en scène du Groupe Octobre ; avec son frère André, c’est un de ces gamins de Paris qui vivent et se débrouillent comme ils peuvent, (toujours honnêtement, on récupère les légumes jetés sur les marchés pour les recycler, et les vendre au détail), mais qui se sont ouverts sur le monde par les associations issues des courants coopératifs, anarcho-libertaires, syndicalistes, ou ajistes (Auberges de jeunesse).
C’est Marcel Duhamel qui sera sa famille adoptive, comme Prévert et Grimaud composeront la seconde famille de Crolla. Mouloudji commence dans le cinéma, en 1936-37, puis pendant la guerre, il s’essaie au tour de chant, des textes poétiques accompagnés par la guitare de Crolla, trop décalés dans les ambiances swing exubérants des années de guerre.
Son premier livre, Enrico (en clin d’œil à son copain Crolla) est salué et récompensé par le prix de la Pléïade, en 1945, néanmoins, il n'aura jamais la tête boursouflée, doué pour la comédie, la peinture, l’écriture, c’est la chanson qui lui vaudra la notoriété. C’est un pur héritier du Groupe Octobre qui ira toute sa vie au devant des publics populaires là où ils sont, dans les usines, dans les banlieues, et il est un des champions des galas de soutien.
Un citoyen résolument humaniste faisant les choses sérieusement sans se prendre au sérieux,
un des premiers à s’affranchir du carcan des majors pour créer un label indépendant, pour être libre de ses choix artistiques. Et quand il fera de l’édition, un des premiers auteurs qu’il publiera est le formidable Bernard Dimey.
Sa réserve est due à sa timidité naturelle, et le fait que fréquenter au quotidien les frères Prévert, Grimaud, Fabien Loris, le peintre Yves Tanguy, Sartre et Beauvoir relativise quelque peu l’ego, surtout pour un gamin des rues face à ces grands intellectuels. (son roman ‘Enrico’ est dédié « Au Castor »)
Le parcours de sa vie prouve qu’il n’a jamais trahi son enfance, qu’il n’a pas vendu son âme aux marchands, et « le déserteur » n’a jamais déserté le combat de la vie.
Dans plusieurs livres autobiographiques, il se raconte, avec beaucoup de pudeur, et de respect pour les gens célèbres qu’il a côtoyés de très près ; sans forfanterie, ce plumitif ou plumiteux, comme il se définit parfois, garde toujours une élégance distanciée et un regard amusé sur les agitations du monde... Communiste par mon père, catholique par ma mère, un peu juif par mon fils, athée ö grâce à Dieu... ‘(Autoportrait)
Avec cette chanson, (Le déserteur) on a un parfait exemple du rôle décisif de la scène dans l’expression libre. Une chanson peut être censurée par la production ; quand elle est enregistrée, elle peut être censurée par les diffuseurs, ou les distributeurs (comme Allah, de Véronique Sanson) ou interdite à la vente, mais personne ne peut empêcher un artiste de s’exprimer en scène. Malgré le consensuel ambiant qui gomme les aspérités (pas de crime économique en diffusant un opéra à 20h30, ou une chanson qui segmente, ou qui provoque, tiens comme ce titre de Tachan, « fais une pipe à pépé » peu de chances qu’une grande chaîne invite Henri Tachan, toutefois, on a pu entendre Agnès Bihl chez Drucker... (invitée par Ségolène Royal, faut pas rêver... ce qui prouve qu’on n’est jamais à l’abri d’une bonne nouvelle
Norbert Gabriel
*Variantes: dans une des variantes, l'humour iconoclaste de Boris Vian lui inspire "ma mère est dans la tombe et se moque des vers" ... Il l'interprète lui-même dans un album qu'il a enregistré, mais il est pratiquement le seul à avoir osé ce jeu de mots, car de qui se moque-t-on? Des poètes ou des animaux pluricellulaires sans mains ni pieds... ? Sacré Boris !
** "Pauvre Boris" de Jean Ferrat, pour une mise au point. C'était en 1966.
Tu vois rien n'a vraiment changé
Depuis que tu nous a quittés
Les cons n'arrêtent pas de voler
Les autres de les regarder
Si l'autre jour on a bien ri
Il paraît que " Le déserteur "
Est un des grands succès de l'heure
Quand c'est chanté par Anthony
Pauvre Boris
Voilà quinze ans qu'en Indochine
La France se déshonorait
Et l'on te traitait de vermine
De dire que tu n'irais jamais
Si tu les vois sur leurs guitares
Ajuster tes petits couplets
Avec quinze années de retard
Ce que tu dois en rigoler
Pauvre Boris
(...)
Ils vont chercher en Amérique
La mode qui fait des dollars
Un jour ils chantent des cantiques
Et l'autre des refrains à boire
Et quand ça marche avec Dylan
Chacun a son petit Vietnam
Chacun son nègre dont les os
Lui déchirent le cœur et la peau
Pauvre Boris
On va quitter ces pauvres mecs
Pour faire une java d'enfer
Manger la cervelle d'un évêque
Avec le foie d'un militaire
Faire sauter à la dynamite
La bourse avec le Panthéon
Pour voir si ça tuera les mythes
Qui nous dévorent tout du long
Pauvre Boris
Tu vois rien n'a vraiment changé
Depuis que tu nous a quittés
14:22 Publié dans Blog, chanson, Musique | Lien permanent | Commentaires (5)